Parfois je suis pris de vertige devant tous ces gens qui se passionnent pour la politique, qui ont des références politiques, des souvenirs politiques, des théories, des rêves, des amitiés politiques, des rendez-vous, des bibliothèques politiques, des agendas politiques, des pronostics politiques, des blagues et des chansons politiques, un inconscient politique, et même une déco politique, dans leur trois pièces cuisine de la banlieue de Lyon.
J'ai dû rater quelque chose, c'est sûr, mais quoi ?
Quand j'avais dix-huit ans, j'ai accompagné un chanteur occitan (engagé, donc) pour une tournée et un disque, durant quelques semaines. J'avais à cette occasion rencontré des militants, la plupart communistes, dont beaucoup étaient charmants, mais qui avaient envers moi une méfiance instinctive, animale. J'étais l'irresponsable du groupe. Et moi, de mon côté, je ne pouvais pas ne pas les regarder comme s'ils souffraient d'une maladie incurable. Je les trouvais gentils, intéressants, fraternels, souvent même admirables, mais c'est comme s'ils avaient été atteints d'une maladie de peau et qu'ils sentaient mauvais.
Jo était chanteuse. Son mari était son mari, en plus d'être communiste. Jo était folle, mais très sympathique. C'était la sœur du guitariste, ils habitaient à Albi. Elle faisait penser à une albinos, tellement elle était blonde. Tout son corps était translucide. Un bocal de blancheur. Elle était amoureuse de moi. C'était assez gênant. Elle était entre nous, les musiciens, et son mari communiste. Elle aussi l'était, mais on sentait bien qu'elle n'aurait demandé que ça, de ne plus l'être, au moins pour un moment. Pendant cette tournée, elle a senti son corps se décoller de la responsabilité communiste, mais ça n'a duré que trois ou quatre semaines. Elle a dû rentrer chez elle. Elle a seulement frôlé des irresponsables, et ça a mis le feu à son esprit.
Je me rappelle la barbe du mari de Jo. La barbe, en ce temps-là, ce n'était pas du tout la barbe qu'on connaît aujourd'hui. Pas du tout. Je me rappelle encore l'implantation des poils dans ses joues, autour de la bouche, je la vois très nettement. C'était une implantation politique. Ça ne le rendait pas plus beau, au contraire. Mais, être beau, il n'en avait rien à battre, le mari de Jo. Être beau, c'était irresponsable. Au mieux, c'était petit-bourgeois. Ou bourgeois. Enfin, je ne sais pas exactement, mais ce n'était pas bien vu. Ces gens-là avaient une responsabilité. On la sentait bien, elle était apparente, comme une poutre, ou un sac de charbon. Elle appuyait sur leurs épaules, leur responsabilité. Ils portaient une partie du monde sur leur dos. Alors que nous, les musicos, on étaient légers, limite on aurait pu s'envoler. Évidemment, ça plaisait aux nanas. Et je comprends, rétrospectivement, que les maris des gonzesses, ça devait les rendre fous.
Dans la main des communistes il y avait le monde et ses problèmes. Dans nos mains à nous il y avait les nichons des femmes des communistes. Ça fait une sacrée différence. Je dis ça mais j'imagine que les communistes aussi pelotent les seins de leurs femmes communistes. Mais je ne sais pas pourquoi, je trouve que ça ne se voit pas. Les nibards de leurs femmes ne laissent pas de trace. Peut-être parce que les maris communistes ont trop de pensées dans leurs têtes ? Ils pensent trop fort au monde ? Au prolétariat ? À la lutte des classes ? À l'Armée rouge ? À Léon Trotski ? Non, je pense que dans leur tête, il y avait surtout une idée du bonheur. C'est ça qui faisait la différence. Ils savaient, eux, à quoi ça devait ressembler, le bonheur. Tandis que nous on n'en avait pas la moindre idée. Le bonheur, pour nous, c'était uniquement un beau cul, une belle bouche, une nana qui nous regardait avec des yeux de braise, un soutien-gorge par terre. C'était ça, le bonheur. On n'était pas trop exigeant.
C'est sûr que quand on se retourne sur son passé, comme je viens de le faire là, on est un peu complexé. On se dit : merde, je suis passé à côté des grandes questions sans même les apercevoir. C'est un peu la honte.
Par exemple, ce soir où on avait joué en première partie de Paco Ibanez dans une ville du Tarn-et-Garonne, on aurait pu partager les frissons des nanas qui étaient là, je parle des frissons politico-sexuels. On aurait dû. Le climat s'y prêtait. Et en plus il était sympa, Paco. Mais non, tout ce qu'on a vu, c'est trois ou quatre filles qui étaient baisables et baisantes. Enfin, j'exagère, on a quand-même communié, hein, faut pas non plus croire qu'on était des monstres, mais tout ça était tout de même assez connoté (comme on disait) par la gymnastique lente qui allait conclure la soirée. Notre idéal politique était tout empreint d'un réalisme charnel dicté par l'impératif de la reproduction de l'espèce. S'il n'y avait pas eu la pilule, à ce moment-là, le monde serait aujourd'hui très différent, et moi-même, je ne serais peut-être pas aussi préoccupé par ces histoires sordides de maltraitance dans les EHPAD.
Quand est-ce que ça a commencé ? En quatrième, en cours d'anglais. La quatrième, ça a été le début des emmerdes. Le début du paradis, aussi. Jusque là, on était entre mecs. Et tout à coup, vlan, on se retrouve avec des filles, et à l'âge où leurs nichons commencent à grossir. Évidemment, c'est une révolution comme on en connaît peu dans une vie.
À défaut de lui peloter les nichons, je tirais sur l'élastique de son soutien-gorge. J'étais assis juste derrière Évelyne, qui était au premier rang. La prof, Simone Desrobert (je vous jure que c'est son vrai nom) en avait une bonne paire aussi, et des lunettes, mais elle était vraiment pas canon. En plus elle avait une verrue énorme sur le menton qui me dégoûtait un peu. Elle m'aimait pas, Simone. J'étais un fils de bourgeois, ce qui, pour elle qui en pinçait pour la classe ouvrière, était un handicap énorme. À l'époque je ne savais même pas ce que ça pouvait bien vouloir dire, être de gauche ou de droite. C'est en quelque sorte à cause des seins de mes petites camarades de quatrième que j'ai découvert la lutte des classes. Simone m'a engueulé très durement devant tout le monde, et j'aurais dû lui en vouloir beaucoup. Au lieu de ça, je lui ai un jour rendu une sorte d'article journalistique dans lequel je racontais un concert de jazz auquel j'avais assisté, ce qui l'a mise dans une position délicate. Elle avait beaucoup aimé mon compte rendu, mais je restais tout de même un fils de bourgeois obsédé par les roberts. Simone, elle avait défrayé la chronique du lycée, parce qu'elle avait couché avec un membre d'un groupe anglais très célèbre à l'époque, qui s'appelait Soft Machine. (C'est exactement ça, une femme, quand on a quinze ans, c'est une machine molle. On n'y comprend pas grand-chose, mais la mollesse de la bestiole nous rassure un peu.) Quand elle a vu que je faisais la même chose que Mike Ratledge sur un orgue Hammond, avec une pédale wah-wah, elle a été bluffée. Le monde est compliqué, c'est sûr. N'empêche, Simone portait toujours des pulls moulants, ça je m'en souviens très bien.
C'est marrant, parce que mon autre prof de langue, la prof d'allemand, Fraulein Saulnier, comme elle disait, elle aussi elle avait de gros seins. J'étais amoureux d'elle. Et, logiquement, j'étais le meilleur en allemand. Faut dire qu'elle avait inventé une méthode qui nous plaisait beaucoup. Par exemple, pour nous faire retenir les prépositions, elle avait toute une batterie de gestes destinés à les graver définitivement dans notre esprit. Elle était nettement plus classe que Simone, Fraulein Saulnier. Elle se tenait bien droite, ce qui faisait encore ressortir sa poitrine, et elle nous vouvoyait, alors que la Desrobert nous tutoyait. Donc, pour nous aider à retenir que la préposition entre se disait zwischen, elle collait sa longue main effilée, impeccable, bien droite, verticale, entre ses deux seins qu'on imaginait parfaits, à la fois ronds et lourds, tendres et arrogants. Tu parles qu'on n'a jamais oublié ça. Ma mère était venue la voir, pour lui dire que je l'aimais beaucoup. J'ai engueulé ma mère. Mais je ne lui pas raconté comment se disait "entre", en allemand. La question de la lutte des classes se posait beaucoup moins en allemand, même si c'est à ce moment là qu'Alain Dubois m'a parlé de Stirner qui, entre parenthèses, est mort la même année que Schumann. Le verbe "entrer" est entré dans ma vie par la porte grammaticale des choses, ce qui est une bonne manière de faire une percée vers l'inconscient, encore aujourd'hui, je n'en démords pas. Il fallait se colleter à la réalité, et celle-là se présentait sous son aspect le moins désagréable, le décolleté d'une prof de quarante ans.